LES ARCANES DE L’ÂME

– LIVRE I –
EMBRASEMENT

Épilogue – La fin d’un vivant –

Un flash éblouissant dans la nuit. Un bruit sourd qui perce le silence. Un violent impact à la poitrine. L’adolescent titube en arrière sous le choc, avant d’être arrêté par un mur délabré. Cette vive douleur qui s’étend, il l’a ressentie par le passé. Mais jamais à cet endroit-là. Il constate le flot rougeâtre qui coule de son thorax. Puis il dirige ses yeux gris vers la source de l’attaque.

L’arme encore fumante est déjà au sol, au côté de la main qui l’avait tenue. La flaque écarlate se répand dans la ruelle.

Poussé par la douleur et l’évidence de sa mort imminente, il se détourne du funeste spectacle. Il marque le mur de ses empreintes rouges et traîne ses bottes ensanglantées. Il avance, lentement, vers la rue principale.

Sa vue se brouille. Tout son corps tremble. Son visage déjà blafard finit de se vider de toute couleur. Une soudaine toux, gutturale, vient ajouter à l’insalubrité de l’allée.

Le goût de son sang lui est familier, mais la souffrance est pire que tout ce qu’il a jamais connu. Il a l’impression que ses poumons sont en feu. Il suffoque. Ses genoux l’abandonnent. Il glisse le long de la cloison de l’immeuble et la repeint un peu au passage.

Après une vingtaine de secondes, le condamné reprend son avancée. Il rampe difficilement, se noie presque dans son hémoglobine. Ses cheveux châtain sale cachent son regard vitreux.

Ses vêtements déjà abîmés accrochent au sol dallé de pierres. Mais il ne peut pas abandonner. Il refuse de mourir ainsi. Pas encore. Il a tant sacrifié. Il lui reste tant à faire. Et pourtant…

Des mouvements de plus en plus lourds. Toujours plus de toux. Bientôt, il ne bouge plus.

Tous ces efforts pour faire vingt pauvres mètres. Et il ne les aura même pas atteints. D’aucuns pourraient trouver ce monde cruel. Mais la mort n’est pas une fin.

Ce n’est pas vraiment un début non plus.


Il ouvre les yeux. Du moins, il le pense. Seules les ténèbres l’entourent. Il tente de bouger, mais il est comme pris au piège dans des ombres épaisses. Il essaie d’inspirer, mais rien.

Il a bien réalisé que sa blessure ne le fait plus souffrir. Cependant, l’idée qu’il est en train d’étouffer le préoccupe davantage.

« Calme-toi, Caneton. Les morts ne suffoquent pas. »

L’écho de ma voix dans sa tête l’interrompt. En particulier, il est – dûment – choqué par ce surnom. Une adorable petite appellation. Pleine de souvenirs d’un bonheur oublié et d’une famille bien-aimée. De souvenirs d’une frustration grandissante, d’un désespoir corrompant. D’une rancœur cancéreuse qui a fini par le dévorer corps et esprit. En bref, toute une vie qui n’est plus que du passé, qu’il ne peut plus que regretter. Mais ses peines ne dureront pas.

Il me cherche dans la noirceur qui l’engouffre. Et, bien sûr, il ne peut pas me voir. Mais moi, je vois. Sa confusion, sa peur. S’il est déjà perdu pour si peu, qu’allait-il en être plus tard ! Mais j’ai un test à mener.

« J’ai besoin de toi pour… une expérience. Ou plutôt, j’ai besoin d’une âme à la fois pure et corrompue. Exempte de toute malice et pourtant débordante de péchés. Une contradiction qui puisse déstabiliser ce monde bancal. »

Il doit ressentir ma présence qui l’enveloppe. Ses efforts vains pour s’échapper se font plus désespérés.

« Malheureusement, comme tu t’en doutes, ton âme est loin d’être pure. Un changement radical est donc nécessaire pour que tu correspondes à tous mes critères. Alors… à plus tard ! »

D’une main immatérielle, je saisis sa tête. Puis, d’un mouvement sec, j’arrache son contenu. Pas son cerveau, bien entendu. Il n’en a déjà plus, après tout. Mais bien la mémoire de sa vie, celle qui fait son esprit. Plus de Caneton, plus de passé. Ne reste que le futur que j’ai préparé !

Je laisse la coquille vide et je repars satisfaite vers le néant qui est mon domaine.

Parfois, contrairement à ce que certains disent, la mort est un début.

Première Partie – Les débuts d’un mort

Chapitre I

Des yeux s’ouvrent dans l’obscurité. Une tentative instinctive de respirer. Nul air n’est trouvé. Le jeune homme essaie de bouger, mais il est retenu par la masse pâteuse qui l’enrobe. Il réalise la futilité de ses efforts et décide d’attendre. Parfaitement calme, il se demande toutefois dans quel genre de situation il est.

Le temps passe. Il patiente. Il s’ennuie. Et il continue d’attendre.

Après un long moment, il remarque que les ténèbres se font de moins en moins visqueuses. Bientôt, il peut bouger et voit un très léger éclat au-dessus de lui. Il le touche de sa main et sent une paroi lisse et froide. Des morceaux restent attachés à ses doigts lorsqu’il les retire, laissant filtrer de la lumière.

Bien qu’ébloui par les rayons blancs, il tente de passer cette fenêtre. Il force pour se relever malgré son embourbement. Soudain, il traverse le plafond fragile.

Ainsi surgit-il de l’œuf, encore couvert de son vitellus. Ses yeux argentés s’habituent à l’éclairage ambiant. Il voit des couleurs pour ce qui lui semble être la première fois.

Il est dans une petite pièce aux murs rouges, presque charnus. Une odeur âcre emplit l’air. Derrière lui, la coquille noire qu’il vient de quitter dégouline toujours de liquide amniotique. Au sol, une sorte de bulbe lumineux diffuse sa lueur chaude.

C’est là tout ce qu’il y a dans l’étrange salle. Le seul autre point qui attire l’attention du « nouveau-né » est le passage sombre en face de lui.

Il essuie tant bien que mal ses cheveux mi-longs d’un châtain clair. Il décide ensuite de s’aventurer au travers de l’ouverture, sans la moindre crainte.

Celle-ci débouche sur un large amphithéâtre dont la partie supérieure semble taillée dans l’ébène. Mais il n’en voit que le sol marbré devant lui, unique endroit que la lumière de la pièce précédente atteint. Dans l’obscurité, il aperçoit une figure humanoïde qui lui fait face. Là, il hésite. Il n’a pas vraiment peur, mais observe la silhouette avec curiosité. Enfin, il s’avance et la salue.

« Bonjour ! »

Tout à coup, le dôme est éclairé par d’autres bulbes et révèle l’être mystérieux. Il a le corps d’un enfant. Il porte une robe de magistrat bien trop grande pour lui. Cependant, sa nuque ne mène pas à une tête juvénile, mais à une immense bouche au sourire carnassier. Au-dessus de celle-ci, un geyser d’ombre monte jusqu’au plafond. Il couvre les murs et gradins. Partout dans ces ténèbres, des yeux, de toutes tailles et formes, scrutent le visiteur. L’horreur ouvre sa mâchoire emplie de crocs et parle d’une voix infantile.

« Bienvenue, mon ami ! On m’appelle le Passeur. Quel est ton nom ? »

Son interlocuteur reste imperturbable face à l’entité. Il se contente de pencher la tête avant de répondre :

« Mon nom ? Je ne crois pas en avoir. »

La sourire de la bouche monstrueuse s’amenuise légèrement.

« Vraiment ? J’espère pour toi que tu ne me mens pas ! »

Les yeux qui les entourent tremblent, alors qu’un grondement résonne dans l’édifice. Puis l’agitation cesse aussi vite qu’elle avait commencé. Et l’être, encore plus jovial, reprend la parole.

« Tu disais la vérité ! Et ce n’est pas juste ton nom ! Aucun souvenir concret, que des connaissances de base ou instinctives. Le langage et la logique primaire sont là… Mais tu n’as pas la moindre capacité mathématique passées les opérations communes ! Ahaha ! »

Alors que le Passeur se moque clairement de lui, le jeune homme amnésique reste souriant. Il écoute attentivement les propos de l’abomination, qui finit par se calmer.

« Mais du coup, je suis bien embêté, moi ! Je vois bien que tu es corrompu, mais si je ne peux pas lire ton passé… Je n’ai pas de preuve que tu mérites les Enfers ! La corruption, c’est normal. C’est le contexte qui compte… »

« Les Enfers ? Ce mot me dit quelque chose… N’est-ce pas là où vont les méchants morts ? Ça veut dire que je suis mort ? »

Le garçon demande ça sans crainte ou doute. Le Passeur répond, plein de bonne humeur.

« Exactement ! Tu es mort, même si tu ne te le rappelles pas ! Ça arrive parfois, en général si la cause du décès est une blessure à la tête. Et moi, je juge les morts. Je vois leur âme et leur histoire. Si je trouve qu’ils n’ont pas été décents pendant leur vie, je les envoie direct aux Enfers, où ils paient pour leurs péchés ! Sinon, je les fais entrer au Purgatoire. »

L’anonyme veut demander, entre autres, quels sont les critères pour décider s’ils ont été « sympas » ou non, mais le Passeur ne lui laisse pas le temps de parler.

« Au Purgatoire, les âmes comme toi travaillent pour nettoyer la corruption en elles. Une fois pures, elles peuvent rejoindre le Repos et connaitre un bonheur permanent ! En tout cas, jusqu’à ce qu’elles soient réincarnées. Et d’ailleurs, pour toi, j’ai le rôle parfait au Purgatoire ! »

Les ténèbres entourent subitement le mort. Elles couvrent entièrement son corps et cachent sa vue. Puis elles disparaissent et le laissent dans un tout nouvel environnement.

« Bonne chance ! »

La voix désincarnée résonne, chantante, dans les oreilles de l’humain.

Il remarque qu’il n’est plus couvert d’albumine. Mais il porte maintenant un gilet bordeaux rapiécé et un pantalon noir. Divers étuis sont attachés à sa ceinture. Une crosse blanche sort du holster sur son flanc droit ; à sa hanche gauche, une matraque de la même couleur est pendue ; et, dans son dos, une petite poignée, elle aussi d’ivoire, dépasse de son enveloppe de cuir. D’épais anneaux de métal enserrent ses poignets, ses chevilles et sa gorge. Enfin, un large nœud papillon, d’un vermeil profond, vient conclure ce nouvel accoutrement.

Il ne se pose pas plus de questions et accepte simplement la réalité de la chose. À la place, il observe le décor.

Il se trouve dans une grande salle ouverte, aux murs de briques bleu-gris. Une immense porte à deux vantaux d’acier, habillée de formes ardentes, se situe juste derrière lui. Divers couloirs partent de la pièce, menant eux-mêmes à moult portes, bien plus modestes.

Un en particulier attire l’attention du garçon. Il fait directement face à l’impressionnant huis et se termine d’un portail de fer clos.

Il réalise enfin qu’en viennent des bruits qu’il ne pense pas reconnaitre : des cris, des coups de feu, des hurlements bestiaux…

Il se dirige donc nonchalamment vers l’origine du capharnaüm.

Le portail s’ouvre seul lorsqu’il s’en approche. De l’autre côté, les briques laissent place à une terre argileuse. Le sol est rugueux, craquelé et stérile, si ce n’est quelques étranges plantes grises qui se balancent sous le faible vent. Les uniques sources d’éclairage sont d’autres de ces bulbes lumineux. Ils ornent, çà et là, le décor. Il y en a même qui flottent en l’air. Ce paysage s’étend à perte de vue et disparaît dans les ténèbres oppressantes au loin.

Cependant, le visiteur ne s’intéresse pas à l’environnement. Son attention est plutôt dirigée vers l’homme qui lui tourne le dos à quelques mètres. Il a les mêmes entraves d’acier et est, lui aussi, paré de rouge et de noir. Mais les vêtements eux-mêmes sont différents. Une casquette couvre également ses cheveux de jais grisonnants. Enfin, il tient dans sa main gauche un bâton télescopique, tandis que sa droite porte un grand bouclier balistique.

Il n’a pas encore remarqué le nouveau venu ; son regard anxieux est concentré sur autre chose. Avant que le jeune mort ne puisse distinguer quoi, il est soudainement forcé au sol par un choc dans son flanc. Il roule dans la poussière, tandis qu’une masse s’agrippe à lui. Elle grogne tout près de son oreille. Bien que sonné, le garçon parvient à voir ce qui l’agresse.

Une bête maigre et sans fourrure, de la taille d’un gros chien. Sa longue gueule n’arbore ni yeux ni narines, mais s’ouvre jusqu’à ses épaules. Ses multiples rangées de crocs sont bien mises en évidence. Ses pattes griffues maintiennent sa prise à terre, tandis que sa queue s’agite dans l’air. Le monstre tente frénétiquement de mordre la jugulaire de sa proie. Mais celle-ci se débat et évite les assauts répétés. Les cris aigus de la créature se font plus fréquents, comme pour signifier sa frustration.

« Qu’est-ce que… »

L’homme au bouclier remarque enfin ce qui se passe derrière lui. Avant qu’il ne puisse intervenir, deux autres bêtes identiques se jettent sur lui. Il les retient de justesse avec son pavois et se démène pour les frapper de son bâton.

Pendant ce temps, le combat bat son plein devant le portail. Le prédateur insiste. Morsure après morsure. Il est déterminé à se repaitre de l’âme qu’il a entre les griffes. Mais le garçon ne compte pas abandonner non plus. Il se débat de toutes ses forces et parvient enfin à déséquilibrer la bête. La pression qui lui est appliquée s’amoindrit. Il libère son bras droit. De celui-ci, il lui donne un violent coup à la tête. Le loup monstrueux est repoussé. Mais il revient immédiatement à la charge. L’humain n’a même pas le l’occasion de se relever. Il arrive déjà sur lui. Sa mâchoire s’ouvre. Son horrible dentition va bientôt se planter dans la gorge tendre qui lui est présentée.

Pas le temps de réfléchir. Ses bras sont toujours libres. Il tend la main droite vers l’étui à sa hanche. D’un seul mouvement, il en sort l’arme et la colle sous la tête de l’animal. Sa main gauche est déjà en position pour tirer la culasse. Il retire la sécurité et appuie sur la détente.

Le crâne de la bête explose dans un grand fracas. La douille clinque. Une pluie de gouttes azurées tombe et se fond dans la terre. Le corps entier de la créature se liquéfie rapidement en cette même matière. Bientôt, il ne reste rien d’elle, comme dévorée par le sol.

Le défenseur, qui s’est lui aussi débarrassé de ses agresseurs, se précipite vers l’adolescent. Il l’aide à se relever :

« Bon sang, mais d’où tu sors, toi ? Tu aurais pu te faire tuer ! »

« De là. » Répond-il en pointant vers le couloir d’où il était arrivé. Il se retourne vers son interlocuteur et continue :

« Le… Passeur, c’était bien ça ? Le Passeur m’a amené, je pense. Il a fait tout sombre et après j’étais ici. »

Le porteur de bouclier, d’abord étonné, finit par grommeler.

« Cette saleté… Qu’est-ce qui lui prend d’envoyer quelqu’un alors qu’on est attaqués ? »

Il soupire, puis relève sa casquette et force un sourire.

« Bon, maintenant c’est fait. Je suis Ercan Demir. Reste derrière moi et j’essaierai de te garder en vie. Enfin, façon de parler. Et toi, tu t’appelles comment ? »

Face à cette question familière, le jeune se dit qu’il va probablement devoir s’habituer à l’entendre.

« Je sais pas, j’ai pas de souvenirs. Sinon, que se passe-t-il ici ? »

Ercan lâche un autre juron, à nouveau agacé.

« En plus ! Ce n’était vraiment pas le moment d’avoir un amnésique ! Argh… Bref… Tu as vu l’énorme porte en acier à l’intérieur, pas vrai ? Ces bestioles essaient de l’atteindre et de nous bouffer au passage. Évidemment, on ne doit pas les laisser faire. »

Il montre un relief du doigt, à une cinquantaine de mètres. Là-haut, deux autres figures sont perchées.

« Ils s’occupent d’en descendre à distance. Plus loin, on a d’autres alliés qui se battent en première ligne. Moi, je suis la dernière ligne de défense. Et, pour le moment, toi aussi. »

« Donc, je dois tuer les chiens ? »

« C’est… ça, oui… Je n’appellerais pas ça des chiens, mais bon. Mais il n’y a pas qu’eux, comme monstres. On nomme ces choses les « vices ». Pour faire simple, si quelque chose n’est clairement pas un humain, tu l’attaques, OK ? »

« OK ! »


Ainsi commence une petite guerre d’usure. Bientôt, une bête bondit. Le nouveau fait un pas rapide sur le côté et l’esquive aisément. Il se saisit du couteau rangé dans son dos. Il le plante à l’arrière du crâne monstrueux. Une deuxième arrive. Il l’élimine aussi. Puis une autre, et encore une autre. Il se surprend même à trouver ça amusant !

Malgré les efforts physiques continus, il ne fatigue pas. Cependant, il commence tout de même à se demander s’il y en a encore pour longtemps. Alors, il entend un étrange grondement. Il peine à en trouver la source, jusqu’à ce qu’il sente le sol trembler sous ses pieds. Il a tout juste le temps de se pousser qu’une créature surgit de la terre. Elle ferme sa mâchoire à l’endroit où sa tête était il y a moins d’une seconde.

« Wouah ! C’est pas passé loin ! »

Il regagne son équilibre. En même temps, il scrute ce nouvel adversaire. L’espèce d’énorme chenille, qui rampe désormais sur le sol, est tirée par trois paires de bras humains très gras. Son visage grotesque porte un large nez retroussé et une grosse bouche emplie de molaires. Pas d’yeux, mais de grandes oreilles dépassent des replis adipeux qui entourent sa tête. Des halètements gutturaux sortent de sa mâchoire béante.

« Hmm… Non, t’es clairement pas humain. Dans ce cas… »

Il brandit son pistolet et vide le chargeur sur le corps de la bête boursoufflée. Mais les balles sont comme absorbées par ses chairs visqueuses. Le monstre ne semble absolument pas dérangé. Au contraire : il charge droit vers sa proie à une vitesse qui ne sied guère son apparente lourdeur.

Ercan s’interpose juste à temps pour l’arrêter de son bouclier. Il s’écroule sous le poids de la chose. Celle-ci tente d’écarter l’égide pour atteindre la viande en dessous.

« Tue-le ! Tue-le ! »

Il hurle à son comparse, encore surpris. Celui-ci hésite. Les balles n’ont pas fonctionné. Le couteau n’irait probablement pas assez loin. Il en vient donc à la seule option qui lui parait logique. Il dégaine la matraque à sa hanche gauche et se jette sur la bête. Il s’accroche à sa tête. Puis, il enfonce violemment son arme dans l’une des larges oreilles. Le ver hurle de douleur tandis que la matraque ressort de l’autre côté, couverte d’un épais sang bleu. Comme celles d’avant, la créature mourante se met à fondre et est absorbée par la terre.

C’est au tour de l’anonyme d’aider son allié à se relever. Celui-ci, légèrement écœuré par ce qu’il vient de voir, n’en est pas moins souriant.

« Eh bien, tu ne te débrouilles pas mal, décidément ! Ces trucs-là, les vers-taupes, ça ne rigole pas. Mais si tu peux gérer ça, tu dev… »

Une nouvelle effusion de liquide. Cette fois, c’est un bleu plus terne, presque gris. Les gouttes s’amoncellent au sol. Une grosse pierre pointue est venue se planter dans le dos d’Ercan et ressort par sa poitrine. Il ne dit rien, ne bouge pas. Ses yeux deviennent vitreux. Le garçon ne sait comment réagir. Il ne peut que regarder tandis que le corps d’Ercan est dissous en cette même matière fluide, vêtements et équipement compris. Mais là, elle n’est pas complètement aspirée dans les craquelures du sol. Quelques-unes des particules, flottantes, sont siphonnées dans la bouche ouverte d’une nouvelle silhouette.

L’être est humanoïde. Ses crocs se referment sur son repas. Dans ses yeux à la sclère noire, des iris rouges brillent d’un éclat mauvais. Son visage est entouré de roches brunes, de tailles variées, qui remplacent ses oreilles et cheveux. Son torse et son bassin sont couverts d’une fourrure verdâtre. Il est maigre, laissant paraitre ses côtes et vertèbres au travers de sa peau grise. D’autres pierres tapissent ses membres squelettiques ainsi que sa longue queue qui se finit en une massue. L’air satisfait, il porte son regard malsain sur l’humain restant. Il rouvre sa mâchoire, dont une voix grinçante, mais enthousiaste, s’échappe.

« À ton tour ! Petram ! »

D’un mouvement de la main, il fait surgir une roche du sol. Cette fois, les réflexes du jeune homme ne suffisent pas pour éviter l’attaque. Il reçoit le projectile dans l’épaule gauche. Du liquide cyan jaillit. Il tombe et roule par terre. Il lâche sa matraque qui rebondit plus loin et commence à fondre. Il se redresse. Il saisit son couteau et se met en garde. Le monstre ricane. Puis il sprinte vers l’humain. Celui-ci frappe de son poignard qui vient se planter près de sa clavicule. Cependant, l’être donne aussi un coup de sa main rocailleuse. Il tranche net le bras de son adversaire. Le membre retombe, dague toujours empoignée, derrière la créature. Elle éclate d’un rire psychotique.

« Hahahaha ! Tu comptes te débattre longtemps, comme ça ? C’est sympa de vouloir me divertir, mais j’ai autre chose à faire ! »

L’adolescent désarmé titube. La douleur physique est étrangement faible, mais le choc psychologique ne l’est pas. Cette fois, il sent bien la sueur couler le long de son visage. Désespéré, il brandit son pistolet sans munition et le pointe vers l’être cruel. Au moment où il presse la détente, encore plus de ses forces sont sapées. Un coup de feu retentit. Il n’avait pourtant pas mis une nouvelle cartouche. Il ne se préoccupe pas du comment et se contente de tirer encore et encore. Il draine ses dernières réserves d’énergie. Des éclats de pierre. Du sang. Des grognements.

La bête tombe et lui aussi. Il se sent perdre connaissance, mais fait tout pour rester éveillé. S’évanouir scellerait son destin. Qui sait quelle autre créature rôde !

« Espèce de sale petite vermine… ça fait un mal de dingue ! »

Bien qu’il n’ait pas de sang qui puisse se glacer, un terrible froid l’envahit.

Le monstre se relève, blessé. De ses plaies béantes sortent plus de créatures canines, qui grognent et marchent vers leur proie. Pour la première fois, l’amnésique a peur. Face aux précédents adversaires, il était resté calme, malgré le danger. Mais là, la situation est toute autre. Il n’arrive pas à le tuer. Il a perdu un bras. Il n’a plus la force de bouger. Encore plus de monstres s’approchent de lui. Il va se faire dévorer.

Soudain, un sifflement dans le vent. Le bruit de chairs déchirées. Des éclaboussures. Les vices lupins s’effondrent les uns après les autres. L’âme blessée ne voit que difficilement ce qui se passe. Mais une chose est claire : c’est le monstre de pierre qui est maintenant terrifié.

« Non ! Non ! Ces idiots étaient censés la retenir le temps que j’atteigne la porte ! »

Une cape carmine apparait devant l’humain terrassé. Des cheveux de soie mi-longs sont surplombés d’un ruban noir qui fait comme deux ailes. À la droite de cette personne, une courte lance dorée, à la pointe verdoyante, lévite à plus d’un mètre du sol. Une voix féminine, calme, mais ferme, répond à la créature.

« Si tu parles des deux autres démons inférieurs, ils sont morts. Et tu vas les rejoindre aux Enfers. »

« Argh ! Antrum ! »

Le monstre fait surgir des pierres autour de lui pour se protéger. Mais le javelot flottant s’anime subitement. Il se faufile dans les airs et entre les roches. Le démon, horrifié, ne peut réagir. Il est traversé de toutes parts à une vitesse effarante. Il hurle de douleur et se débat, en vain. Bientôt, il n’est plus qu’une flaque qui disparaît dans la terre.

« Tu aurais dû passer moins de temps à jouer avec mes âmes et plus à courir. »

Elle se retourne vers le corps à l’agonie derrière elle. Ses yeux incarnats percent l’obscurité.

« Quant à toi, tu as eu un accueil assez violent. Mais tu es en sécurité maintenant. »


À quelque cent mètres de là, dissimulé par les ténèbres et les collines, un observateur grince les crocs.

« Stalagmite aussi… Ils sont tous morts… Je leur avais dit de ne pas agir indépendamment ! » Vocifère-t-il.

« Si tu étais allé les aider, les choses se seraient sûrement passées autrement. » Commente une étrange voix, monotone et dissonante.

Le premier être, un démon de feu, se tourne vers la source de ces propos, courroucé. « Tu oses essayer de me blâmer pour ce fiasco ! Alors que c’est toi qui les as convaincus de me désobéir ! »

« J’ai seulement fait part de mon opinion, Brasier : que ta passivité vis-à-vis des forces du Purgatoire était déconcertante. Ces trois idiots sont allés se faire tuer de leur propre chef. »

« Ah, oui ! Évidemment ! » Vient la réplique acerbe du dénommé Brasier. « Clairement, tu n’as rien à te reprocher ! » Puis sa voix se fait plus basse, plus sombre. « C’est bien la dernière fois que je vous permets, toi et les tiens, de vous immiscer dans MES affaires. Je ne vous laisserai pas sacrifier un seul autre de mes protégés pour vos plans ridicules. »

« Ridicules ? Ton absence d’ambition me consterne. Et tu te prétends démon ? Quoique, de la part d’un impur, ce n’est pas si surprenant. »

« Parle toujours. Il n’empêche qu’alors que vous, vous vous ferez massacrer pour votre « cause », moi, je serai là pour garder les miens en sécurité, loin des chiens du Purgatoire. Et de vous. »                 

« Eh bien, soit. Continue donc de vivre soumis et caché. Mais mon père sera informé de ta couardise. »

Brasier se crispe l’espace d’un instant. Mais il retrouve vite sa prestance.

« Fais comme il te plaira. Mais ne t’approche plus jamais d’eux. » Dit-il, avant de se retourner vers le champ de bataille. Les hostilités ont pris fin, vices comme démons exterminés jusqu’au dernier. Il balaie le paysage stérile du regard. Il survole neuf âmes humaines avant de s’arrêter sur la demoiselle à la cape carmine. Il plisse les yeux et murmure :

« Et toi… Toi, tu paieras pour tes crimes. Tôt ou tard… »


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